L’une des idées les plus sacralisées de l’ère démocratique consiste à croire que tous les citoyens ont un droit universel et égal de voter. Pourtant, ce «droit» a été régulièrement remis en question pour d’excellentes raisons par les penseurs libéraux. Cependant, leur questionnement ne repose pas sur des critères plus ou moins arbitraires comme le sexe, l’âge ou la propriété terrienne. L’une des critiques les plus pertinentes du droit de vote illimité est celle du célèbre philosophe social et économiste politique John Stuart Mill. Dans son livre de 1861 Considérations sur le gouvernement représentatif (chapitre VIII, «De l’extension du suffrage»), Mill propose que ceux qui reçoivent «l’assistance publique» ne devraient pas bénéficier du droit de vote aussi longtemps qu’ils reçoivent leurs moyens d’existence aux dépens du contribuable.
En somme, Mill considère que le soutien financier de l’État génère un conflit d’intérêts inextricable, dans la mesure où ces personnes peuvent se servir de leurs votes pour s’attribuer des fonds publics qui sont prélevés à d’autres. Dans les termes de Mill: «Il est important que l’assemblée qui vote les impôts, généraux ou locaux, soient élus exclusivement par ceux qui paient des impôts. Ceux qui ne paient pas d’impôts et peuvent disposer par leurs votes de l’argent des autres, ont toutes les raisons d’être dispendieux et aucune de se montrer économes. En ce qui concerne les questions financières, tout pouvoir de vote détenu par eux viole le principe fondamental du gouvernement libre; cela revient à leur permettre de puiser dans les poches des autres pour toutes les fins qu’ils estiment appropriées d’appeler publiques.»
Mill explique pourquoi cela vaut en particulier pour les personnes dépendantes de prestations sociales financées par l’impôt (distribuées, dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle, par les paroisses locales de l’Église d’Angleterre): «Les principes fondamentaux requièrent que l’obtention d’aide de la paroisse disqualifie en même temps de façon péremptoire du droit de vote. Celui qui ne peut pas subvenir à ses besoins par son propre travail ne peut pas prétendre au privilège de se servir de l’argent des autres. Ceux envers qui il est redevable pour maintenir son existence peuvent à juste titre demander la gestion exclusive des affaires publiques, auxquelles il ne contribue rien, ou moins qu’il ne prend. Comme condition au droit de vote, un délai devrait être fixé avant l’inscription au registre, par exemple cinq ans, durant lesquels son nom ne doit pas apparaître comme bénéficiaire d’aide dans les comptes de la paroisse.»
On pourrait aujourd’hui étendre le même argument à tous ceux qui travaillent pour le secteur public, puisque aussi longtemps qu’ils sont employés par l’État, ils vivent directement du revenu et de la fortune des autres. Que les employés d’État paient également des impôts n’y change rien: s’ils reçoivent un salaire de 100 et en paient 30 en impôts, ils demeurent des bénéficiaires nets d’argent des autres à hauteur de 70 et ne contribuent donc pas au financement des coûts de l’État. En poursuivant cette logique encore un peu plus loin, la même chose devrait s’appliquer à ceux qui vivent de dépenses publiques sous la forme de subventions ou de contrats publics: ils devraient donc être exclus des élections et des votations au motif du même conflit d’intérêts. Ces personnes et leurs entreprises privées ne sont peut-être pas dépendantes entièrement des dépenses publiques pour leurs moyens d’existence: une règle pourrait donc être mise en œuvre selon laquelle pour être éligible ou avoir le droit de vote, aucun citoyen ou aucune entreprise privée dont il dérive son revenu ne devrait recevoir, à titre d’exemple, plus de 10 pour-cent de son revenu brut de l’État, sous quelque forme que ce soit.
Si une restriction aussi sensée avait été en vigueur il y a cent ans, il est difficile d’imaginer comment la taille et les coûts de l’État auraient pu croître comme ils l’ont fait aux dépens de la société civile. De la même manière, si nous pouvions mettre en œuvre de telles conditions au droit de vote et d’éligibilité aujourd’hui, il est tout aussi improbable que l’État-providence interventionniste demeure longtemps aussi surdimensionné. L’État serait sans doute ramené à une taille et à des fonctions plus limitées et moins intrusives. Notre dilemme contemporain est que de nombreuses personnes dotées du droit de vote et d’éligibilité ont constamment leurs mains dans les poches des autres. À moins de trouver un moyen de sortir de la situation politique où l’État, pour reprendre les termes de Frédéric Bastiat, devient une grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens des autres, nous allons au devant d’autres crises budgétaires et sociales dans les années à venir.
L’auteur est professeur à l’Université Norwoord et membre du Conseil académique de l’Institut Libéral.